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Comme Lars Powderdry et ses compagnons sortaient de la salle où on leur avait présenté le vidéo-enregistrement de l’article 278, un homme qui rôdait dans les parages s’approcha d’eux :
— Monsieur Lanferman ?
Reprenant difficilement son souffle, les yeux proéminents comme des boutons qu’on vient de coudre, une silhouette de ballon de football, mal habillé, l’individu traînait avec lui une énorme boîte à échantillons. Il s’installa sur leur passage, bloquant tout :
— … Juste une minute, monsieur Lanferman. Juste quelques mots. Ça va ?
C’était l’un des maux de tête de Jack Lanferman qu’une rencontre avec un employé marginal tel que celui-là. Un certain Vincent Klug. Dans un tel cas, on ne savait qui plaindre le plus, Jack Lanferman, ce grand gaillard puissant et fortuné, toujours occupé, n’ayant guère de temps libre puisqu’en bon hédoniste il consacrait toute sa vie à ses plaisirs physiques. Ou Klug.
Depuis des années, Vincent Klug s’accrochait à lui. Dieu seul savait comment il avait pu s’introduire dans l’empire souterrain de Lanferman Associates. Probablement un employé à un poste mineur s’était-il pris de pitié pour ce Klug et lui avait entrouvert la porte d’écluse de quelques centimètres, comprenant que s’il ne le laissait pas entrer, Klug continuerait à être un fléau qui ne lâcherait jamais prise. Mais cet acte de compassion assez égoïste avait simplement transféré le problème à l’étage souterrain, c’est-à-dire supérieur : car désormais Klug s’était trouvé en état d’importuner le patron lui-même.
Toutes les pensées de Klug tournaient autour d’une seule certitude : le monde avait besoin de jouets.
Quels que fussent les problèmes que les membres les plus graves de la société devaient affronter : la pauvreté, la folie et la criminalité sexuelle, la sénilité, la dégénérescence des germes à la suite d’un excès d’exposition aux radiations, Klug ouvrait son énorme boite à échantillons et vous tendait la solution. Lars l’avait bien des fois entendu exposer sa thèse : la vie en elle-même était insupportable, il fallait l’améliorer.
— Regardez, dit Klug encore tout essoufflé.
Jack Lanferman, plein d’indulgence – du moins pour un moment – s’était arrêté. Klug, agenouillé, avait déjà déposé sur le sol du couloir une sorte de petit soldat en plastique. Avec une rapidité désordonnée, il lui adjoignait onze compagnons, puis plaçait devant eux une citadelle.
Aucun doute à ce sujet : c’était une forteresse. Rien d’archaïque, rien d’un château moyenâgeux, mais rien de contemporain non plus. Et cette fantaisie intrigua Lars.
— Ce jeu s’appelle « La prise ». Ces soldats tentent d’entrer dans la citadelle, qui tente de les repousser. Si un soldat, un seul, parvient à entrer, le jeu est fini : les assaillants ont gagné. Mais si le Moniteur…
— Le quoi ? dit Jack Lanferman.
— Ceci, dit Klug en tapotant affectueusement la citadelle. Oui, j’ai mis six mois à le mettre au point. S’il détruit les douze assaillants, la défense a gagné. Et maintenant…
Il tira de sa boîte à échantillons un autre article :
— … C’est le dispositif de commande, soit des attaquants, si l’on pousse ce levier par ici, soit du Moniteur, si on le pousse par là.
Il tendit le dispositif à Jack, qui le refusa.
— … N’importe qui, même un enfant de sept ans, peut programmer et faire fonctionner cet ordinateur-échantillon. Il peut y avoir six joueurs.
Patiemment, Jack Lanferman l’interrompit :
— Bon. Vous avez construit un prototype. Et maintenant, que voulez-vous que j’en fasse ?
— Je veux que vous l’analysiez pour voir ce que coûterait sa fabrication. Une série de cinq cents. Pour commencer. Et je voudrais que ce soit dans vos ateliers parce qu’ils sont les meilleurs du monde.
— Cela, je le sais, dit Lanferman.
— Alors, vous acceptez ? Lanferman haussa les épaules :
— Mais vous ne pouvez même pas me payer l’analyse, à prix coûtant, de cet article. Et si vous le pouviez, vous n’auriez pas les fonds pour une première série, non pas de cinq cents, mais de cinquante. Vous le savez bien, Klug.
Avalant sa salive, le front en sueur, Klug hésita :
— Mon crédit n’est-il pas assez bon ?
— Votre crédit est bon. Tous les crédits sont bons. Mais vous n’avez aucun crédit. Vous ne savez même pas ce que signifie ce mot : crédit.
— Mais si. C’est la faculté de payer plus tard ce qu’on achète aujourd’hui. Mais si j’avais cinq cents jeux comme celui-ci pour les lancer sur le marché à l’automne…
— Permettez-moi de vous demander quelque chose, dit Jack. Comment, avec le cerveau étrange qui est le vôtre, concevez-vous une méthode qui vous assurera la publicité nécessaire ? Cet article est un article coûteux, à tous les stades de la vente, particulièrement à celui du détail. Vous ne pouvez le lancer par l’intermédiaire d’un seul acheteur, d’une seule chaîne de mag-self-service. Il faudrait toucher les familles des cadres, exposer votre article dans les mags qui leur sont réservés. Et cela, c’est cher.
— Hum… fit Klug. Lars prit la parole :
— Croyez-vous honnêtement, Klug, que ce jeu guerrier constitue un article convenable pour des enfants ? Comment peut-il entrer dans votre théorie d’amélioration des iniquités du monde moderne…
— Attendez, monsieur Lars. Attendez un instant, s’écria Klug, levant la main.
— J’attends.
— Ce jeu enseigne aux enfants la futilité de la guerre.
Lars le regarda avec un certain scepticisme. Sans blague, pensa-t-il.
Vigoureusement, Klug secouait la tête de haut en bas pour renforcer son exposé :
— … Croyez-moi, monsieur Lars. Je connais la musique. Certes, ma firme est provisoirement en faillite, mais j’ai toujours un cerveau qui engrène sur la réalité…
Il allait une fois de plus se lancer dans de grandes explications, puisqu’il avait un public. Heureusement, Pete Freid intervint :
— Pourquoi ne faites-vous pas un modèle de jouet simple, Klug ? Quelque chose que les ateliers automatiques puissent lancer sur le marché pour le prix d’une poignée de haricots. Vous lui en fabriqueriez plusieurs milliers, n’est-ce pas, Jack ? Si seulement Klug vous apportait un seul jouet qui soit enfin simple.
Il se retourna vers Vincent Klug :
— Envoyez-moi vos plans et je vous construirai un vrai prototype, et peut-être je vous le ferai analyser. Cela, sur mon temps libre, naturellement.
Lanferman poussa un soupir :
— Vous pourrez utiliser nos ateliers. Mais pour l’amour de Dieu, ne vous tuez pas de travail en essayant de tirer ce gars-là du pétrin. Klug ratait déjà tout dans la branche du jouet alors que vous n’étiez pas sorti de l’université. On lui a donné toutes les chances, et il les a toutes manquées.
Tristement, Klug tenait les yeux baissés vers le sol. Comme un chien battu, il commença à rassembler ses jouets épars, douze soldats minuscules et le Moniteur, sa citadelle. Il avait l’air de plus en plus lugubre, comme dégonflé. Manifestement, il allait s’en aller de lui-même, ce qui était en fait une sorte de miracle inouï.
Lars prit de nouveau la parole :
— Vous ne devez pas interpréter notre réaction comme…
— Oh, je vous comprends fort bien, dit Klug d’une voix lointaine. La dernière chose que chacun de vous désire entendre, c’est que vous n’êtes pas des proxénètes. Vous admettez que vous favorisez toutes les mauvaises inclinations d’une société dépravée, parce que c’est plus facile pour vous de prétendre que vous avez grandi au sein d’un mauvais système.
— Je n’ai jamais entendu de logique aussi étrange, s’exclama Jack Lanferman. Qu’en dîtes-vous, Lars ?
— Je crois saisir ce qu’il veut dire, mais qu’il n’arrive pas à exprimer. Klug veut dire que nous travaillons dans la branche des armes et que nous avons l’impression qu’il nous faut par conséquent endurcir notre conscience. C’est là notre grand devoir, notre obligation sacrée, comme dit le catéchisme de nos enfants. Les gens qui inventent et perfectionnent un matériel destiné à massacrer d’autres hommes devraient être cyniques. Seulement, en réalité, nous sommes si gentils…
— C’est cela même, fit Klug. La gentillesse, l’amour. C’est la base de votre vie à tous les trois, surtout de la vôtre, Lars. Comparez-vous à cette terrible police et à ces groupements paramilitaires qui détiennent vraiment le pouvoir, une puissance horrible. Comparez vos motivations à celles de la KACH, du FBI, du KVD. Et du SeRKeb, et de notre Secnat ! Ils se fondent…
Pete l’interrompit rapidement :
— La base de ma vie, surtout le samedi soir, ce sont mes troubles gastro-intestinaux.
— Moi, je souffre d’une irritation permanente au colon, dit Jack.
— Et moi, d’une infection urinaire chronique, avoua Lars. Ces bactéries continuent à se multiplier, surtout quand je bois trop de jus d’orange.
Tristement, Klug referma son immense boîte à échantillons, puis commença à s’éloigner :
— Entendu, monsieur Lanferman… Je vous remercie de m’avoir consacré un peu de votre temps.
Pete éleva la voix :
— Rappelez-vous ce que je vous ai dit, Klug. Donnez-moi les plans d’un jouet simple, avec un seul élément mobile, et je…
— Merci beaucoup, murmura Klug, et avec une sorte de dignité indescriptible, il disparut à un détour du couloir, traînant sa boîte à échantillons. Jack Lanferman soupira :
— Il a déjà oublié votre offre, Pete. Pensez à ce que vous lui avez offert : votre temps, votre talent. Et moi je lui offre d’utiliser nos ateliers. Et il est parti.
Il secoua la tête :
— … Je ne comprends pas. Je n’arrive pas à comprendre ce qui fait que ce pauvre type persévère après tant d’années.
Pete suivait un autre cours d’idées :
— Sommes-nous vraiment gentils ? Je parle sérieusement. Je voudrais savoir. Quelqu’un de vous deux a-t-il une réponse ?
Elle vint de Jack Lanferman, irréfutable :
— Quelle importance cela peut-il avoir ?